Un voyage dont on ne sort pas indemne

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Un voyage dont on ne sort pas indemne

Entretien avec Bruno Mantovani

Le compositeur et chef d’orchestre français Bruno Mantovani est à la tête de l’Ensemble Orchestral Contemporain, du Conservatoire de Saint-Maur-des-Fossés et du Printemps des Arts de Monte-Carlo. Il est surtout l’auteur d’un œuvre musical parmi les plus inspirés et significatifs de notre temps. Avec Voyage d’automne, il signe un opéra au sujet explosif – la compromission des écrivains collaborationnistes français avec le nazisme – qu’il traite avec un sens aigu du drame et une hypnotique intensité. Il revient pour nous sur les enjeux de sa création.

Pour commencer, une question générale : pourquoi composer un opéra ?

Dans les années 80, les compositeurs reculaient devant l’opéra comme genre établi et préféraient aller du côté du théâtre musical. C’est à Rémy Stricker, mon professeur d’esthétique au Conservatoire, que je dois d’avoir compris la dramaturgie musicale des grands opéras, et au compositeur Peter Eötvös, véritable père spirituel et auteur d’une dizaine d’opéras, d’avoir assumé la forme opératique. Je rêve même d’écrire un jour un ouvrage belcantiste ! Voyage d’automne est mon troisième opéra, et je suis toujours davantage attiré par les grandes formes dramatiques. Paradoxalement, je n’ai pas le temps aujourd’hui de me disperser dans les petites formes.

Comment est né le projet de Voyage d’automne ?

À l’époque où je travaillais à Akhmatova (sur un livret de Christophe Ghristi, créé à l’Opéra de Paris en 2011), qui relatait la vie de la grande poétesse russe sous le régime stalinien, je lisais beaucoup d’ouvrages sur des figures d’intellectuels et d’artistes face aux dictatures. Et je suis tombé sur celui de François Dufay, Le Voyage d’automne, que j’ai dévoré. Dès ce moment, le désir d’en faire un opéra s’est imposé. Lorsque Christophe Ghristi, auteur du livret d’Akhmatova, a été nommé à la direction du Théâtre du Capitole, il m’a proposé une création d’opéra. Début 2020, il m’a présenté son dramaturge, Dorian Astor, qui allait devenir mon librettiste. Notre entente a été immédiate, et l’évidence s’est confirmée qu’il fallait travailler sur cette matière.

L’ouvrage qui a inspiré à Bruno Mantovani le sujet de son opéra (Plon, 2000 / Tempus Perrin, 2008)

Pourquoi avoir choisi d’évoquer la Collaboration ?

Par mes grands-parents espagnols, qui s’étaient établis à Pamiers, j’ai été baigné dans le récit des horreurs du franquisme, qui ont éveillé très tôt chez moi une forte conscience politique et une sensibilité aiguë à la question du totalitarisme. Devenu musicien, m’étant frotté aux institutions, je me suis beaucoup posé la question des rapports de la création au pouvoir en général. Comprenez bien, je ne compare pas les systèmes totalitaires et nos pouvoirs publics ; je dis seulement qu’il m’est arrivé d’être confronté à l’arbitraire et à la bêtise… Souvent je me suis demandé ce que, moi, dans une situation extrême, j’aurais fait face à une dictature. Mes trois opéras abordent cette question : le premier, L’Autre côté (sur un livret de François Regnault d’après Alfred Kubin, créé à l’Opéra national du Rhin en collaboration avec le Festival Musica en 2006), traitait sur le mode fantastique le séjour d’un artiste dans l’ « Empire du rêve », dont l’utopie promise par son dictateur se révèle une imposture cauchemardesque ; Akhmatova évoquait la période la plus sombre de la vie de la poétesse, marquée par l’arrestation de son fils. Ces deux figures étaient relativement passives. Avec Voyage d’automne, j’ai voulu aborder frontalement la question de la compromission active des intellectuels avec le nazisme. Mais choisir le prisme de la Collaboration, c’est aussi, je crois, une manière de contourner le point aveugle qu’est la Shoah en elle-même. Elle est de l’ordre de l’irreprésentable. Comment en est-on arrivé là ? Je n’ai pas de réponse. Je continue aujourd’hui encore à lire énormément sur ces sujets – et plus je lis, moins je comprends.

De gauche à droite au premier plan :
Gerhard Heller, Pierre Drieu La Rochelle et Robert Brasillach à la Gare de l’Est, de retour du Congrès des écrivains européens qui s’est tenu à Weimar en octobre © Archives nationales

Côtoyer de tels personnages, tout au long du processus d’écriture, n’est-ce pas oppressant ?

Certainement. J’ai commencé l’écriture à un moment où l’on me confiait plusieurs nouvelles fonctions très prenantes, et j’étais par ailleurs un jeune papa… J’ai composé le soir tard, quand je me retrouvais seul, ce qui veut dire que, pendant trois ans, mes seuls moments de décompression ont été occupés à donner vie à des salauds… Je ne suis plus le même après cet ouvrage, et tant mieux. Je ne réclame pas de sortir indemne de l’écriture d’un opéra. Mais c’est sans doute à cause de ce caractère oppressant que j’ai eu besoin de créer une respiration : c’est le personnage de la Songeuse. Elle traverse l’opéra en élevant peu à peu une sorte de grand lied pour soprano et orchestre, sur un poème extraordinaire que Dorian Astor a trouvé chez Gertrud Kolmar, une poétesse juive allemande assassinée à Auschwitz, et dont l’écriture a quelque chose de messianique. Musicalement, je pouvais traiter cette unique voix soliste féminine comme une transfiguration onirique. Il nous fallait pouvoir dire, à un certain moment, où va notre compassion et en quoi consiste notre vigilance.

Comment décririez-vous votre écriture ?

L’écriture vocale de Voyage d’automne est dans le prolongement de celle d’Akhmatova, mais peut-être avec un plus grand naturel dans la prosodie. J’ai accordé une grande importance à l’intelligibilité du texte, et c’est le plus souvent l’orchestre qui porte le lyrisme. J’ai eu beaucoup de difficultés à trouver le début, j’en ai écrit vingt-deux versions différentes ! Ce qui m’a libéré, c’est d’imaginer une sorte de symphonie dramatique : j’ai écrit des interludes orchestraux s’inspirant de l’univers poétique du livret et j’y ai cherché une texture plus transparente que dans Akhmatova. C’est l’idée de poème symphonique qui a débloqué les choses. L’orchestre est le personnage principal de cet opéra : il est le vecteur du sens, de la couleur, il a sa propre autonomie. Je suis heureux que la création soit confiée au formidable Orchestre national du Capitole. Je le connais bien pour y avoir été en résidence dans les années 2010. J’ai beaucoup écrit pour lui et l’ai souvent dirigé.

C’est en revanche à la tête de l’Ensemble Orchestral Contemporain que vous revenez pour un concert au Théâtre parallèlement aux représentations du Voyage d’automne, le 23 novembre : « Autres Voyages ». Parlez-nous de cette formation et du programme…

L’Ensemble Orchestral Contemporain, fondé en 1989 et basé à Saint-Étienne, a été l’un des premiers ensembles indépendants français dédié à la musique contemporaine et il est reconnu comme un acteur important de la création musicale. Lorsque j’en ai pris la direction artistique et musicale en 2020, j’ai voulu en revenir aux fondamentaux, c’est pourquoi nous avons beaucoup joué Varèse et Schoenberg. Pour le Capitole, j’ai choisi un programme qui puisse apporter un éclairage sur Voyage d’automne. Le Pierrot lunaire de Schoenberg, avec son parlé-chanté, est fondateur du vocabulaire de tout compositeur d’aujourd’hui, comme une langue maternelle, et mon opéra en dépend encore. Quant à Berio, il est l’un des compositeurs qui m’ont le plus influencé, et O King, en hommage à Martin Luther King, est une pièce politique. Parmi mes œuvres, j’ai voulu donner Da Roma et le Concerto de chambre n° 2, deux pièces qui ont un rapport intime au lyrisme, et dont le langage oscille entre grand orchestre et esprit de musique de chambre, comme Voyage d’automne.

Propos recueillis par Jules Bigey


DU 22 AU 28 NOVEMBRE 2024

Théâtre du capitole

Voyage d’automne

Création mondiale – Bruno Mantovani (1974)

Automne 1941 : cinq célébrités littéraires françaises sont invitées par le régime nazi au Congrès des écrivains de Weimar. Le nouvel opéra de Bruno Mantovani, sur un livret ciselé par Dorian Astor, aborde le sujet brûlant des pièges de la compromission aveugle et explore un univers tout en intensité musicale et poétique. Pour cette création mondiale, la subtile lecture de la metteuse en scène Marie Lambert-Le Bihan et une distribution de tout premier plan sous la direction experte de Pascal Rophé contribuent à l’événement.