Le langage de l’humanité

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Le langage de l’humanité

ENTRETIEN AVEC Francesco Angelico

Né en Sicile, le brillant chef d’orchestre Francesco Angelico a construit sa carrière entre lyrique et symphonique, avec une prédilection pour les répertoires du XXe siècle, allemand et slave. L’ancien directeur musical du Staatstheater de Kassel, qui dirigeait déjà Mefistofele au Capitole en 2023, nous confie pourquoi Weinberg le fascine, livre ses réflexions sur l’art face à l’Histoire, et révèle comment dompter une partition aux mille visages musicaux et aux redoutables enjeux mémoriels.

Vous souhaitiez depuis longtemps diriger La Passagère de Weinberg, pour quelles raisons ?

Quand Christophe Ghristi m’a proposé ce projet, j’étais vraiment très heureux parce que j’ai toujours été un grand admirateur de la musique de Weinberg sans avoir encore eu l’occasion de diriger ses œuvres. J’ai joué quelques pièces comme violoncelliste à l’époque, mais j’ai toujours été fasciné par sa production symphonique. Son œuvre lyrique est également extraordinaire, et en particulier La Passagère, son premier opéra. Je suis toujours frappé par son style et par son courage artistique. En ces temps où nos sociétés sont très fracturées, où nos nations s’opposent et nos civilisations s’affrontent, un opéra où l’on parle toutes les langues mais un seul langage – celui de l’humanité – porte un message tout particulièrement important.

Le thème de cet opéra – et notamment la représentation d’Auschwitz sur scène – pose des questions particulièrement difficiles. Pensez-vous que l’art puisse représenter de tels sujets ?

C’est très intense et procure bien sûr un sentiment de malaise. Mais c’est justement le courage qu’avait Weinberg, et c’est le courage que nous devons avoir aussi : regarder notre passé en face et, à travers l’art, accepter cela comme une partie de notre propre histoire. Auschwitz appartient à tous les êtres humains. Ce qu’il y a de plus fort dans cet opéra, c’est qu’on parle bien sûr de cet enfer indescriptible qu’était Auschwitz, mais on parle plus encore des êtres humains qui y étaient. Je crois qu’on ne peut représenter Auschwitz qu’en dehors de toute tentative de rédemption (ce qui a été l’erreur à mon sens d’un film comme La vita è bella de Benigni). Je crois que La Passagère au contraire nous laisse dans un état de profond malaise, et il doit en être ainsi. L’œuvre reste ouverte : il n’y a pas de solution, pas d’excuse, pas de réconfort.

Weinberg a été redécouvert ces dernières années, mais reste encore méconnu. Comment situez-vous sa place dans l’histoire musicale, notamment par rapport à Chostakovitch ?

Weinberg est l’objet d’une renaissance, mais il reste beaucoup à faire. La comparaison constante avec Chostakovitch ne lui rend pas service, comme s’il s’agissait d’un épigone. Weinberg avait sa propre personnalité, unique et forte, et il n’a pas moins influencé Chostakovitch que l’inverse. C’était un échange très productif et au plus haut niveau entre les deux. Quand Chostakovitch est parti enseigner à Leningrad, il a apporté deux partitions comme matériel d’étude : le War Requiem de Britten et la Sixième Symphonie de Weinberg – preuve que Chostakovitch reconnaissait la singularité et l’importance de son ami.

Comment abordez-vous le travail sur la partition de La Passagère ?

La première étape, c’est le livret. Je me suis beaucoup occupé du texte, des personnages, des différentes langues qui y coexistent. Puis j’essaie de trouver la grande structure, ce qui est difficile avec Weinberg parce qu’il a tout une pluralité de langages musicaux. Dans La Passagère, il utilise la musique de salon, le jazz, la musique folklorique, le dodécaphonisme, la musique de film, du grand orchestre jusqu’à la voix seule, de nombreuses citations – jusqu’à Schubert et Bach. Pour décrire ce monde indescriptible, il avait besoin de tous les langages possibles. Le plus difficile est de maintenir ces éléments ensemble sans jamais relâcher la tension et l’unité dramaturgiques.

Que conseilleriez-vous à un spectateur qui va découvrir La Passagère ?

D’écouter cet opéra comme n’importe quel autre opéra, car La Passagère est un vrai et grand opéra. Elle est si immédiatement puissante qu’on n’a besoin d’aucune préparation particulière, il faut juste rester ouvert. On aura un peu la même expérience bouleversante qu’en entendant par exemple le Wozzeck de Berg ou Le Viol de Lucrèce de Britten, deux pièces qui ont eu, je crois, un grand succès au Capitole ces dernières saisons.

Vous retrouvez l’Orchestre national du Capitole après Mefistofele (2023) et travaillez avec des chanteurs familiers de ce répertoire. Quelles sont vos attentes pour cette collaboration ?

Avec Mefistofele, j’ai découvert l’incroyable flexibilité et la magnifique qualité de l’Orchestre du Capitole. Bien que cette œuvre leur fût totalement inconnue, ils étaient très ouverts et souples. Ce sera un grand plaisir de travailler avec eux sur Weinberg. Pour les chanteurs, c’est un défi énorme : non seulement chanter dans des langues différentes – allemand, anglais, russe, yiddish, tchèque, polonais, français ! – mais surtout incarner des personnages psychologiquement éprouvants. Mais nous aurons une magnifique distribution. À titre personnel, je me réjouis de retrouver Nadja Stefanoff qui chantera Marta – une chanteuse et comédienne renversante que j’ai déjà vue dans ce rôle et qui m’a profondément touché.

Cette production marque la première française de La Passagère. Quelle signification donnez-vous à cet événement ?

C’est un honneur et une énorme responsabilité de diriger cette œuvre pour la première fois en France. Je crois que les Français l’accueilleront avec une grande admiration et émotion, comme partout ailleurs. Bien sûr, dans l’espace germanophone, La Passagère soulève d’autres questions délicates pour la mémoire nationale. Mais c’est un événement pour tous les publics, en tant qu’êtres humains. Mon souhait le plus profond serait que nous autres Européens, à travers cette œuvre d’un compositeur juif-polonais-soviétique sur la plus grande catastrophe de tous les temps, réfléchissions plus clairement à notre identité commune – et aux dangers indescriptibles de la guerre.

Propos recueillis par Dorian Astor


rendez-vous en salle !

Du 23 au 29 janvier 2026

Théâtre du capitole

La Passagère

Mieczysław Weinberg


La rencontre fortuite, lors d’une croisière, d’une survivante d’Auschwitz et d’une ancienne gardienne du camp, va ouvrir un monde de réminiscences où luttent l’oubli et la mémoire. À partir d’un récit autobiographique de la romancière polonaise Zofia Posmysz et à l’instigation de Chostakovitch, le compositeur Mieczysław Weinberg signe un opéra majeur du XXe siècle.