Scandiuzzi ou l’Âge d’or

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Scandiuzzi ou l’Âge d’or

ENTRETIEN AVEC Roberto Scandiuzzi

Roberto Scandiuzzi est la plus grande basse italienne de notre temps. Originaire de la région de Trévise, il fait ses débuts avec Ricardo Muti dans Les Noces de Figaro à la Scala de Milan en 1982. Puis Simon Boccanegra au Covent Garden sous la direction de Sir Georg Solti. Puis… Puis… Impossible de résumer une carrière qui l’a vu chanter sur les plus grandes scènes du monde, dans des distributions mythiques et sous la baguette de chefs légendaires. Avec sa royale stature – vocale, physique, humaine – et sa profonde intelligence artistique, il incarne la plus haute idée de ce que peut être l’art du chant. Régulièrement invité sur la scène du Capitole depuis plus de trente ans, Roberto Scandiuzzi revient le 10 juin pour un Midi du Capitole exceptionnel. Une belle occasion de lui donner la parole.


Vous êtes un fidèle du Capitole, pour quelles raisons ?

La fidélité, c’est toujours mutuel ! C’est Nicolas Joel qui m’a invité la première fois, peu de temps après sa nomination en 1990, et Christophe Ghristi m’invite encore aujourd’hui ! J’ai de merveilleux souvenirs des productions de Don Carlo, La Forza del destino, Don Pasquale… Et bien sûr, la saison dernière, ma prise de rôle en Pimène dans Boris Godounov. Un rêve se réalisait : j’ai chanté tant de fois le rôle de Boris, et toujours je pensais à cet autre personnage, qui me hantait. C’est comme dans Don Carlo, incarnant Philippe II j’étais fasciné par l’Inquisiteur. Il faut une maturité toute particulière pour ces rôles-là. Pour en revenir au Capitole, c’est une maison très spéciale : tout y est à la fois très professionnel et très familial. Je me sens comme chez moi, et je connais tout le monde. Il y a énormément de bienveillance, cela invite à donner le meilleur.

Il est impossible de résumer l’immense carrière qui est la vôtre. Mais y a-t-il des moments qui vous ont particulièrement marqué ?

Ce n’est pas par flatterie que j’ai envie d’inclure Toulouse dans ces grands moments ! Mais il est impossible de choisir, il y a en a eu tellement, avec les plus grands chefs et les plus incroyables partenaires ! Je pourrais tout de même citer James Levine, avec qui le travail au Metropolitan Opera de New York a été miraculeux, par exemple dans Simon Boccanegra, La Forza del destino, La Khovanchtchina. Je pense aussi à mes nombreuses expériences à Vienne, dans les années 1990-2000. Nous avions des distributions phénoménales, qui touchaient à la perfection : Eva Marton, Julia Varady, Giuseppe Giacomini, Pavarotti, Domingo, Cappuccilli, Bruson, c’était proprement vertigineux. Parfois, en y repensant, je me demande si tout cela fut bien réel, et si je n’ai pas rêvé…

Vous faisiez partie intégrante de ces distributions de rêve… comment êtes-vous arrivé à ces sommets ?

Je pourrais donner beaucoup de raisons banales : le travail, les dispositions, le talent, les opportunités, que sais-je ! Mais celle que je tiens pour vraie est la suivante : la plupart de ces monstres sacrés avaient commencé leur carrière avant moi, et lorsqu’on avait la chance de les approcher, il n’y avait que deux solutions : s’accrocher, tenter d’être à la hauteur, se confronter à ces personnalités surdimensionnées – ou disparaître. Je me suis battu, j’ai donné tout ce que je pouvais, parfois sans savoir comment. Et je suis resté.

Vous évoquez un Âge d’or. Est-il révolu ?

Les conditions du métier ont changé. À cette époque, tout le spectacle d’opéra tournait autour de chanteurs d’exception ; la voix, l’expression, l’aura étaient au centre. Aujourd’hui, l’opéra est une grande fabrique où le chanteur est un exécutant comme un autre. C’est l’ensemble qui importe. Je comprends, mais cela change la façon de travailler : on est moins exigeant avec le chanteur, pourvu que le résultat global produise un effet immédiat. Eh bien il m’arrive de m’ennuyer. Évidemment, il y a encore des chanteurs dont l’aura agit comme un aimant. J’étais récemment sur une production un peu médiocre, et soudain la mezzo s’est mise à chanter : elle ne faisait rien de particulier, elle était là et elle chantait. Tout était parfait, les aigus assurés, les graves ronds, la ligne parfaite, l’expression bouleversante. Je suis soudain sorti de ma torpeur, j’étais là et j’écoutais, captivé : elle remplissait tout l’espace, elle ne se contentait pas de faire son travail, elle donnait tout, c’était miraculeux. Et il n’est pas facile de captiver un vieux routard comme moi !

Vous vous consacrez de plus en plus à l’enseignement. Est-ce important pour vous ?

C’est passionnant, j’apprends tellement ! Vous êtes non seulement obligé de mener un travail réflexif sur la façon dont vous faites vous-même les choses, mais vous êtes stimulé par l’altérité de l’instrument. Il faut trouver des solutions pour une voix complètement différente. Pour être capable d’atteindre l’autre, vous devez vous adresser à son esprit. Non pas faire travailler mécaniquement, faites ceci, faites cela, mais trouver un langage commun, afin de guider un être humain sur sa propre voie. Cela, je ne suis pas sûr qu’on le trouve toujours dans les conservatoires… C’est pourquoi je préfère les master classes, où le travail, sur une plus courte durée, est particulièrement intense, sans aucune chance de laisser la routine s’installer. Les belles voix ne manquent pas, c’est la manière de travailler qui a changé. Les jeunes chanteurs sont moins sollicités à cultiver leur singularité qu’à s’adapter à un marché…

Y a-t-il encore un sens aujourd’hui à parler d’école italienne du chant ?

Non. Il y a un style italien, qui peut être réalisé par un chanteur de n’importe quelle origine. Vous avez par exemple en France des interprètes qui chantent la musique italienne à un très haut niveau. Quels sont les principes de ce style italien ? Le legato, le fraseggio (le phrasé) et la tenuta del suono (la tenue du son). Je ne peux rentrer dans les détails, mais ce style, vous pouvez le réaliser avec n’importe quelle technique – pourvu qu’elle soit bonne. Je le constate avec des chanteurs venus de l’Est ou de l’Asie, qui n’ont aucun rapport avec ce qu’on appelle « l’école italienne ». En revanche, leur technique leur permet de respecter le style réclamé par la musique italienne. C’est une nuance importante, car « l’école italienne », il y a bien longtemps qu’elle n’existe plus… Non, le problème aujourd’hui, c’est l’absence d’une cohérence technique chez beaucoup de chanteurs. Les conditions de travail et d’enseignement ne le permettent pas toujours, et l’on voit trop de chanteurs, même talentueux, se démener avec une technique quelque peu improvisée, ou anarchique… Mais croyez-moi, en côtoyant les étudiants ou les collègues, je reste optimiste : il y a toujours de très belles personnalités artistiques.

Propos recueillis par Dorian Astor

Crédits photos :

1. Dans Boris Godounov, Roberto Scandiuzzi chante son premier Pimène la saison dernière au Capitole, ici aux côtés de Kristofer Kundin (l’Innocent). © Mirco Magliocca

2. Dans le Faust de Gounod (Méphisto) à Timisoara en 2012. © Opera nationale Romana Timisoara.


Rendez-vous au spectacle !

LE MARDI 10 juin 2025

Théâtre du capitole

Roberto Scandiuzzi

Roberto Scandiuzzi est la plus grande basse italienne de notre temps. Avec sa royale stature – vocale, physique, humaine – et sa profonde intelligence artistique, il incarne la plus haute idée de ce que peut être l’art du chant. Régulièrement invité sur la scène du Capitole depuis plus de trente ans, Roberto Scandiuzzi revient le 10 juin pour un Midi du Capitole exceptionnel. Une belle occasion de lui donner la parole.