La prémonition de César

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La prémonition de César

De la Scala de Milan au festival de Salzbourg, de l’Opéra de Paris au Covent Garden de Londres, le vénitien Damiano Michieletto triomphe sur les plus grandes scènes internationales. Fin lettré, amateur d’ouvrages lyriques rares, il se distingue par une lecture toujours profonde des opéras qu’il met en scène, déployant des univers dont la singularité fascine – et, parfois, divise. Il nous livre sa conception du Giulio Cesare de Haendel, teintée d’une méditation sur la fragilité des choses humaines.

ENTRETIEN AVEC DAMIANO MICHIELETTO

Dans votre mise en scène de Giulio Cesare, on est dès l’abord frappé par la dimension sombre, tragique de votre approche. Un fond de pessimisme ?

Lorsque vous lisez attentivement le livret, vous vous rendez compte que Jules César y apparaît comme un homme déjà arrivé, qui a déjà forgé sa légende. Ses grands exploits sont déjà derrière lui, on l’accueille en triomphateur. Quand débute l’opéra, il n’est plus maître de rien ; c’est autour de lui, et sans lui, que se décident les choses, il y assiste en spectateur : Pompée a été tué contre sa volonté ; Sextus, le fils de ce dernier, réclame vengeance ; Achilla veut sa mort ; Cléopâtre veut le séduire pour ravir le pouvoir à son frère Ptolémée, etc. Mais César, lui, que veut-il ? Que fait-il ? Rien. Son seul élan, c’est son coup de foudre pour une servante dont il ignore qu’elle est Cléopâtre déguisée. Bref, il est complètement hors-jeu. Rappelons-nous que, quatre plus tard, il rentrera à Rome et sera assassiné. C’est donc en réalité à la fin d’un héros que nous assistons. Et je crois qu’il en a la prémonition, c’est pourquoi il est si bouleversé par la mort de Pompée, son grand rival : il sait comment finissent les héros. Souvent dans le livret il médite sur la mort. Alors oui, il y a un fond de pessimisme dans cet opéra.

Pourquoi alors, dans les dernières décennies, s’est imposée une approche comique, parfois burlesque, de l’ouvrage ? On pense par exemple à Nicholas Hytner, Peter Sellars, Laurent Pelly, Irina Brooks, etc.

On peut dérouler la veine burlesque à partir de l’intrigue galante dans laquelle Cléopâtre déguisée séduit César, avec les situations traditionnelles de comédie que cela implique. Mais à y regarder de près, cela n’a rien de drôle : Cléopâtre veut le pouvoir, elle est prête à manipuler César, mais surtout elle est prise dans un terrible conflit familial avec son propre frère. La musique parle d’elle-même : à l’exception de « Tu la mia stella sei », tous les airs de Cléopâtre sont empreints de tristesse, d’inquiétude, de solitude. Elle n’a rien d’une coquette hystérique, comme on la représente trop souvent.

C’est pour vous un contresens ?

Je ne dirais pas cela, c’est plutôt une question de vision. Il y a des ouvrages lyriques dont le réalisme réclame une pertinence psychologique, historique, dramaturgique particulière ; ces opéras-là sont les plus exposés aux contresens. Mais la beauté de l’opéra seria baroque, c’est son caractère relativement abstrait : l’action, souvent ténue, accorde toute la place à de vastes arias qui expriment un affect simple (joie, tristesse, amour, jalousie, colère, etc.) et sont régies par la forme, abstraite elle aussi, du da capo. Cette esthétique hautement stylisée, pas du tout réaliste, offre beaucoup d’espace à l’imagination et à l’invention. C’est ce qui rend l’opéra seria passionnant pour un metteur en scène, cela lui donne beaucoup de liberté.

Cette succession de très nombreux airs da capo n’est-elle pas justement une difficulté pour la dramaturgie ?

Bien sûr, c’est une gageure. L’essentiel est de ne pas considérer ces airs comme de simples monologues statiques, mais de toujours les replacer dans une dynamique des relations : à qui s’adressent-ils ? Comment sont-ils écoutés par les autres personnages ? Quelle évolution suscitent-ils dans les rapports entre eux et à l’intérieur de chacun, par rapport à la situation, aux airs précédents et ultérieurs, etc. Ces questions, et les réponses qu’on y apporte, sont ce qui leur confère une dimension proprement théâtrale.

Pouvez-vous nous dire un mot de la scénographie, de ce très bel espace visuel que vous mettez en place ?

C’est un espace évolutif. Au début, il est encore très vide, entièrement blanc, c’est un espace de mémoire pour César. Puis s’ouvre un espace supérieur, noir, où apparaissent les trois Parques, divinités romaines de la destinée humaine qui filent, déroulent et tranchent le fil de l’existence. Cet espace est celui de la mort et de sa prémonition. Peu à peu, ces fils de l’existence deviennent visibles, des cordes rouges sang qui vont progressivement envahir l’espace comme une gigantesque toile d’araignée, comme une projection cauchemardesque de l’obsession qui envahit César à la pensée de sa mort. Puis… vous verrez, je ne vous révèle pas la fin ! (rires)

Vous êtes italien : quel est votre rapport à un opéra chanté en italien mettant en scène Jules César, le héros de la Rome antique ? Y a-t-il quelque chose d’identitaire pour vous ?

Je suis vénitien mais ces dernières années j’ai beaucoup travaillé à Rome et je deviens très familier de cette ville. Cela m’a fait réfléchir sur ce que veut dire l’histoire romaine et italienne pour nous : je crois que nous recevons cet héritage civilisationnel prestigieux, voire écrasant, avec une sorte de sourire ironique. Nous sommes conscients de la vanité de toute grandeur : tout ce passé héroïque trahit la fragilité des passions humaines ; ces figures surdimensionnées furent en réalité des hommes et des femmes qui ont aimé, rêvé, erré… Comme chacun de nous. Et je trouve cette distance, cette relativité très présente dans Giulio Cesare.

Propos recueillis par Dorian Astor

Rendez-vous au spectacle !

DU 21 février au 2 mars 2025

Théâtre du capitole

Jules César

Georg Friedrich Haendel (1685-1759)

Jules César vient de vaincre Pompée en Égypte. Mais il doit faire face au souverain égyptien Ptolémée, lui-même en conflit de pouvoir avec sa sœur Cléopâtre.