L’art du récital

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L’art du récital

Entretien avec Christophe Ghristi

Par goût et par conviction, le directeur artistique de l’Opéra national du Capitole attache une importance toute particulière à la programmation des récitals comme partie intégrante de la saison. Le trimestre sera riche en récitals prestigieux et exaltants (Matthias Goerne dans le lied allemand, Marcelo Álvarez dans l’opéra et le répertoire latinoaméricain, Karine Deshayes et Florian Sempey dans Rossini – sans oublier Marie-Nicole Lemieux en mai, mais nous en reparlerons plus tard !) Occasion pour Christophe Ghristi de nous faire partager sa passion pour l’art du récital et les raisons de ses choix artistiques dans ce domaine.

Le 26 janvier, nous aurons le plaisir de retrouver Matthias Goerne, qu’il n’est plus nécessaire de présenter au Capitole…

Il est incontestablement l’un des plus grands chanteurs de notre époque, l’un de ces artistes qui ont un monde à eux, très fort et très défini. C’est pour moi un honneur et une joie de voir que cet artiste rare et difficile dans ses choix d’engagement à l’opéra, s’est pris d’affection pour le Capitole. Nous sommes, avec le Liceu de Barcelone, l’un des très rares théâtres où il aime se produire régulièrement. Nous avons pu l’admirer ces dernières saisons dans Parsifal, Elektra, Tristan et Isolde ; évidemment, tout le monde attendait avec impatience sa prise de rôle dans Boris Godounov en novembre dernier, mais sa santé en a décidé autrement. Nous aurons d’autres occasions de le retrouver à l’opéra, et nous sommes très heureux de l’accueillir en janvier pour un récital exceptionnel, le quatrième au Capitole.

Parlez-nous de son programme, intitulé Au Crépuscule.

Jusqu’ici, Matthias Goerne n’avait chanté chez nous en récital que du Schubert, dont une Belle Meunière et un Voyage d’hiver absolument vertigineux. Cette fois, il revient dans un somptueux programme Fin-de-Siècle, autour de Wagner, Strauss et Pfitzner, des musiques postromantiques qui d’ailleurs s’accorderont bien aux représentations de La Femme sans ombre de Strauss, à l’affiche à la même période. Les deux Richard, Wagner et Strauss, sont évidemment des monuments. De Wagner on entendra les Wesendonck-Lieder, que le compositeur désignait comme des études pour Tristan. Ce cycle de cinq lieder a été écrit pour voix de femme, mais Matthias Goerne se les approprie de manière fascinante, de même que le dernier des Quatre derniers lieder de Strauss, également pour voix de femme, dont Goerne chantera le sublime Au Crépuscule, qui donne son titre au récital. Strauss est sans doute le seul compositeur allemand pour qui le lied aura eu autant d’importance que l’opéra, tout au long de sa carrière. Ce que j’aime chez lui, c’est son caractère solaire, apollinien : même de la plus profonde nostalgie émane une lumière irradiante, une joie profonde d’exister.

Plus rare, Hans Pfitzner sera également au programme.

Il était particulièrement intéressant d’associer à Wagner et Strauss cet autre immense compositeur, qui est pourtant tombé dans un relatif oubli. Pfitzner est un musicien de première grandeur (dont on sait peu qu’il a également composé d’extraordinaires opéras), mais qui s’est fait un destin impossible, commettant par sa compromission avec le nazisme un véritable suicide politique et esthétique. Pfitzner est un tragique, animé par une pulsion de mort. Ses nombreux lieder ont une place singulière dans l’histoire du genre : il n’est pas dans une lignée wagnérienne, et se sent bien plutôt l’héritier de Schumann et de Brahms, tout en ayant un langage profondément ancré dans le XXe siècle, émacié, violent, qui n’est pas sans annoncer Chostakovitch. Le programme de Matthias Goerne sera fidèle à la personnalité de ce chanteur d’exception : un monde en soi, nous plongeant dans des profondeurs abyssales et nous élevant à des hauteurs sublimes. Goerne a d’ailleurs son public à Toulouse, dans un répertoire exigeant, et je suis très heureux qu’il contribue à installer le lied allemand comme un pan important de notre répertoire. Cela m’a toujours tenu à coeur et il ne faudra pas se plaindre de ne plus entendre ce répertoire si on ne le programme pas.

Expliquez-nous cet attachement au lied allemand, sensible dans votre programmation.

Tout simplement parce que le lied allemand est la plus belle musique du monde ! Et il représente une dimension essentielle de l’art du récital. Je refuse de céder à la paresse intellectuelle ou à la crainte de ne pas « remplir » la salle sous prétexte que ce serait un répertoire difficile et confidentiel. Préjugé que tout cela ! C’est un répertoire qui nous fait accéder à un tout autre rapport à la musique que l’opéra, tout en lui étant parfaitement complémentaire. Le Voyage d’hiver de Schubert possède la même puissance, la même intensité que le Ring de Wagner, et interroge de manière aussi profonde le sens de notre humanité, la magie du langage et de cette fusion, recherchée depuis la nuit des temps, entre la parole et le chant, entre la poésie et la musique. Sans doute le répertoire du lied réclame-t-il une qualité de concentration différente de l’opéra, mais, contrairement à l’image qu’on en a parfois véhiculée, il n’est pas plus « intellectuel ». L’émotion suscitée par un lied est tout aussi immédiate et irrépressible, mais elle touche ce qu’il y a de plus solitaire en nous, de plus intime : la nostalgie, le regret, l’exil, le désir. Schubert trouve cette qualité d’émotion du premier coup, et elle se développe avec Schumann et Brahms. Mais il se passe quelque chose au tournant du XXe siècle, qui fait du lied l’aventure de l’âme moderne : Wolf, Strauss, Mahler.

Mahler que nous retrouverons dans la saison de ballet avec Le Chant de la Terre

Oui, Le Chant de la terre est l’aboutissement de toute cette histoire de l’âme, qui culmine avec Abschied, le dernier lied du cycle, cet « Adieu » incommensurable qui nous livre les clés de l’éternité. Nous donnerons ce chef-d’œuvre de Mahler dans la version pour orchestre de chambre de Schoenberg, plus intime et plus transparente, et avec deux merveilleux solistes bien connus dans la maison : Anaïk Morel et Airam Hernández. Cette saison, La Femme sans ombre, le récital de Goerne et le ballet de Neumeier se répondent, dans les domaines respectifs de l’opéra, du lied et de la danse, pour former une sorte de triangle des Bermudes de l’inconscient. Mille raisons peuvent présider aux choix d’une programmation. Mais la plus importante reste à mes yeux celle qui permet à l’auditeur de parcourir ses propres labyrinthes, d’ouvrir ses propres espaces intérieurs. À la fin des fins, c’est me semble-t-il la fonction de la musique et de l’art. Toutefois, le lied allemand n’est qu’une partie de tout ce qu’on peut faire avec un chanteur et un piano ! Il faudrait parler de la mélodie française, de la mélodie russe, anglaise, italienne, espagnole, tchèque, etc. En réalité, la mélodie étant la plus pure expression musicale du langage poétique, chaque pays, chaque langue a ouvert son propre domaine de la mélodie, ce sont de fabuleux voyages.

Ce sera le cas avec Marcelo Álvarez en récital le 1er février : le ténor argentin chantera de l’opéra mais aussi des mélodies latino-américaines.

C’est le retour d’un ténor de légende ! J’avais très envie que cet immense artiste revienne à Toulouse… 27 ans après ses débuts au Capitole ! C’était dans Rigoletto en 1997, qui marquait d’ailleurs ses débuts en France et sans doute en Europe. Nicolas Joel l’avait découvert à l’occasion du concours de chant Leyla Gençer à Istanbul et aussitôt engagé. Je peux dire que notre maison n’a pas peu contribué à lancer sa carrière, qui a été phénoménale, de manière un peu comparable à ce qui s’est passé avec Roberto Alagna. Je me souviens de la première performance d’Álvarez : il était encore un peu timide en scène, mais de sa voix riche et sensuelle émanaient des vagues incroyables d’émotion, de vibration, qui parcouraient la salle. Puis il est revenu pour Lucia di Lammermoor et finalement pour le rôle-titre de Werther, sa dernière apparition au Capitole avant de parcourir les plus grandes scènes du monde.

Marcelo Álvarez (Edgardo) avec Valeria Esposito (Lucia), dans Lucia di Lammermoor de Donizetti, Théâtre du Capitole, 1998 © Patrice Nin

Pourquoi l’avoir invité maintenant ?

Je trouvais émouvant de boucler la boucle et de le faire revenir un quart de siècle plus tard, d’autant qu’une partie de notre public se souvient très bien de cet extraordinaire chanteur. Pour ce récital, je souhaitais que le programme lui soit très personnel : outre les rôles d’opéra qui ont fait son succès, notre ténor argentin interprétera des chansons latino-américaines. Il y a un lien étrange et profond entre Toulouse et l’Amérique du Sud – et pas simplement en raison de Carlos Gardel. Il y a une connexion forte, comme un avant-goût ici de l’extraordinaire vitalité de là-bas. On se souvient de la joie suscitée par ce répertoire si rarement donné en Europe lorsqu’il fut porté sur notre scène par José Cura ou Ramón Vargas. Nous sommes très heureux de ce retour de Marcelo Álvarez, et je crois que lui aussi, comme s’il voulait en quelque sorte rendre généreusement quelque chose qui lui a été offert au Capitole il y a tant d’années… Davantage qu’une production d’opéra, le récital permet de faire venir un artiste pour le pur plaisir de le retrouver, ou de l’inviter pour la première fois.

Karine Deshayes et Florian Sempey le 28 février, ne sommes-nous pas loin du voyage introspectif dont vous parliez plus haut ?

Oui, et tant mieux ! Tout m’intéresse dans l’art protéiforme du récital, je n’ai aucun problème à programmer des airs d’opéra au piano, dans ce rapport direct et immédiat à une grande voix. Dans le cas du récital Rossini, nous assisterons à une pure fête ! D’une part, ce programme monographique permettra tout de même de découvrir les différents aspects de ce musicien de génie qu’était Rossini : l’opéra mais aussi la mélodie, car il en a composé beaucoup, élargissant encore sa palette expressive et formelle – souvenez-vous du merveilleux récital Rossini de Michael Spyres, il n’y avait pas un seul air d’opéra et nous avons pourtant été en compagnie du plus pur Rossini, intime, ironique, mélancolique parfois. D’autre part, nous verrons réunis deux des plus grands interprètes rossiniens français d’aujourd’hui. Karine Deshayes et Florian Sempey sont des virtuoses accomplis, de parfaits connaisseurs du Bel Canto, des acteurs irrésistibles. D’ailleurs, Florian Sempey, qu’on a pu admirer dans le Figaro du Barbier de Séville en 2022, sera l’un des deux Dandini dans La Cenerentola, et il confirmera sa maestria absolue dans ce répertoire à la fois joyeux et extrêmement exigeant. Et puis, il est toujours magnifique de voir deux grands artistes dialoguer ainsi, complices, joueurs, rivalisant de prouesses (je repense au récital, que dis-je – à la joute belcantiste de nos deux ténors rossiniens : Lawrence Brownlee et Levy Sekgapane ; ce dernier revient d’ailleurs dans Cenerentola). Le duo Deshayes-Sempey sera absolument jubilatoire ! Je crois ardemment au plaisir pur de la voix. La voix humaine porte tout, de l’intériorité la plus profonde jusqu’au spectaculaire le plus éclatant.

L’art du récital se porte-t-il bien au Capitole ?

Je le crois. Tant que le public répondra présent, tant qu’il continuera, comme c’est le cas, à venir toujours plus nombreux, je continuerai à programmer des récitals. C’est un formidable vecteur d’émotion musicale, de diversité du répertoire, de compagnonnage avec les artistes, de complicité avec le public. C’est aussi, je le disais, la possibilité d’inviter de très grands artistes parfois difficiles à programmer dans l’opéra : c’est la forme récital qui nous a permis par exemple d’accueillir récemment l’immense Nina Stemme, dont l’agenda, sur les plus grandes scènes du monde, est particulièrement chargé. En revanche, nous y mettons une condition sine qua non : les récitals doivent être accessibles au plus grand nombre. Avec Claire Roserot de Melin, la directrice générale de l’Établissement Public Capitole, nous attachons la plus grande importance à notre tarif unique à 20 € – qui est, soulignons-le, sans équivalent – et ce, quel que soit le prestige de l’invité. C’est une politique volontariste que nous assumons. La maison est ouverte à tous et, par ailleurs, cette accessibilité revitalise et perpétue l’art du récital comme partie intégrante de la vie d’une maison comme la nôtre. La question des tarifs ne doit pas être recouverte d’un voile pudique : des tarifs abordables sont un élément concret et essentiel à la vitalité du répertoire. Voyez les Midis du Capitole, au tarif unique de 5 € : une heure de récital, avec des artistes offrant un moment de partage et proposant des programmes très divers, parfois intimistes, osant avec bonheur le cross-over, le mélange des genres (souvenez-vous de Catherine Hunold chantant Brel ou Piaf, c’était magique !). Eh bien la salle est comble, le public est plus diversifié encore, et ce, même s’il ne connaît pas toujours l’artiste en question. Il y a une curiosité et un appétit du public pour de telles rencontres, il n’est pas imaginable de les brider par des prix déraisonnables. Je souhaite que la fréquentation des récitals continue à se développer, nous sommes dans la bonne direction. Ce sont des moments de partage, de poésie, de liberté, qui se tissent avec la saison d’opéra de manière organique. Productions et récitals forment pour moi une seule et même programmation.

Propos recueillis par Dorian Astor


Matthias Goerne

Vendredi 26 janvier

Marcelo ÁLVAREZ

jeudi 1er février

Karine Deshayes

Mercredi 28 février

Florian Sempey

Mercredi 28 février