Les Cantiques de Britten, un théâtre sonore

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Les Cantiques de Britten, un théâtre sonore

Les cinq Cantiques sont un sommet de l’œuvre de Benjamin Britten. Composés sur trois décennies, tous destinés à son compagnon le ténor Peter Pears, ils forment un ensemble d’une spiritualité bouleversante. Chacun fait intervenir un effectif différent, faisant appel au contre-ténor, au baryton, au piano, à la harpe ou au cor – mais toujours, la voix de ténor, pour laquelle Britten aura écrit ses plus belles pages. Le 24 avril, dans l’écrin de l’Auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines, la pianiste et directrice musicale Anne Le Bozec relève le défi de cette musique surnaturelle aux côtés de Cyrille Dubois, le plus brittenien des ténors français, et d’une équipe de musiciens d’exception.

Entretien avec Anne Le Bozec

La saison actuelle accorde une place importante à Britten. Quelques semaines avant Le Viol de Lucrèce, vous donnerez en concert les Cantiques. Quelle est l’origine de ce projet ?

Je suis heureuse d’une telle présence de Britten dans la saison de l’Opéra national du Capitole. Ce compositeur est absolument extraordinaire, et gagne à être mieux connu. C’est d’ailleurs bien à Christophe Ghristi que nous devons l’origine de ce projet des Cantiques. À l’époque où il était directeur de la dramaturgie de l’Opéra de Paris, il les avait programmés dans la série Convergences de l’auditorium de la Bastille. L’équipe était sensiblement différente, mais le ténor Cyrille Dubois et moi-même en faisions déjà partie. Dès ce moment, nous avons eu l’idée de faire sonner les instruments seuls, en ajoutant des pièces solo pour harpe, cor et piano. Lorsque nous avons enregistré le disque chez NoMadMusic en 2020, nous avons bénéficié de la présence du contreténor Paul-Antoine Bénos-Djian, du baryton Marc Mauillon et de la harpiste Pauline Hass. Pour les concerts à Toulouse, ce sera la même équipe, à l’exception du contre-ténor, qui sera le franco-britannique William Schelton, et du corniste Thibault Hocquet. Nous avons mené un gros travail de fusion sonore, car l’écriture implique des mélanges de timbres et un tissage voix-instrument d’une redoutable subtilité.

La composition des cinq Cantiques s’étale de 1947 à 1974 : est-ce pour autant un cycle ?

À ma connaissance, Britten n’a pas projeté d’en faire un cycle à proprement parler ; ces œuvres ont été réunies a posteriori par la numérotation. Cela exprime plutôt un parcours entre différents âges de la vie de Britten, mais aussi entre les époques très diverses qui marquent les textes mis en musique, puisque nous avons un extrait d’un cycle de mystères du XVe siècle, un poème baroque de Francis Quarles et des poèmes du XXe siècle avec T.S. Eliot et Edith Sitwell. Chaque pièce rythme des moments particuliers de la réflexion musicale et existentielle de Britten, mais il arrive qu’il renvoie à un événement précis, comme dans le Cantique III, Still falls the rain, une évocation tragique du bombardement de Londres en 1940. La musique est tourmentée mais, comme dans le Viol de Lucrèce, Britten transfigure finalement la catastrophe dans la figure rédemptrice du Christ, tout en évitant la complaisance du réconfort : la condition humaine – souffrir et aimer – est exposée à nu. Autre signe du chemin biographique de ces pièces, c’est la dernière, le Cantique V, The death of Saint Narcissus, où la harpe remplace le piano : en effet, en 1974, deux ans avant sa mort, Britten n’était plus en mesure de jouer lui-même au piano et il a confié sa partie à la harpe, qui sublime magnifiquement le texte et révèle un lâcher prise vers l’abstraction, une écoute plutôt qu’un faire.

Le style de Britten frappe par une couleur et une fluidité uniques, qui font sa singularité. Comment définir cette signature si particulière ?

On pourrait écrire des encyclopédies sur la question stylistique chez Britten ! En tant qu’interprète, mon sentiment est que le rapport au texte est vraiment à la source de l’inspiration musicale : ce sont des textes développés, complexes, d’une grande richesse psychologique ; la musique suit chaque inflexion de la pensée, chaque image de la sensibilité, avec une prodigieuse variété, avec une inventivité insensée de couleurs et de plans sonores, si caractéristiques de Britten. Ce qui me frappe également chez lui, c’est l’intrication du dit et du non-dit. Et pourtant, si son écriture est extrêmement élaborée, sa perception reste immédiate, ouverte à l’identification. C’est vraiment là une marque de son génie très singulier, qui, d’ailleurs, me frappe aussi dans Le Viol de Lucrèce.

Ce que vous décrivez est donc également sensible dans ses opéras ?

Absolument. Les livrets de Britten sont eux-mêmes d’une grande complexité psychologique et stylistique, et sa musique épouse cette riche dynamique. Le Cantique II, Abraham and Isaac, est d’ailleurs une sorte d’opéra miniature, avec un grand sens dramaturgique, à la fois théâtral et musical, comme l’atteste par exemple la solution trouvée par Britten pour faire entendre la voix de Dieu. C’est une invention extraordinaire, à la fois évidente et géniale. Mais j’en laisse la surprise à l’auditeur ! Quant au Cantique IV, Journey of the Magi, il relate avec une dramaturgie très originale le voyage des Rois Mages. Chacun exprime sa propre expérience du périple (on ne sait d’ailleurs pas s’ils voyagent ensemble ou chacun de leur côté), mais surtout la manière dont leur regard s’est métamorphosé au retour dans leur pays. Ayant contemplé une Naissance qui est déjà aussi une Mort, ils ne voient plus autour d’eux que des mondes païens désormais voués à disparaître sous le poids de la Révélation divine. Sombre désillusion et révélation lumineuse se tissent indissociablement, avec une incroyable théâtralité sonore.

Est-ce une musique d’exécution difficile ?

Il y a deux types de difficultés : d’une part des passages techniquement difficiles à exécuter pour tous les instruments – notamment l’intonation dans les parties vocales, c’est un langage harmonique qu’il faut s’approprier peu à peu… mais cela, après tout c’est notre cuisine ! Et d’autre part des lignes simples, mais d’une simplicité pour ainsi dire mozartienne, c’est-à-dire tout aussi redoutable. La simplicité peut devenir un écueil, et il faut retourner à une profonde vérité de soi-même. Britten, dans ces pièces, demande beaucoup d’introspection, c’est tout un parcours intérieur.

La partie de ténor, originellement destinée à Peter Pears, le compagnon de Britten, est particulièrement sollicitée dans les Cantiques. Parlez-nous de votre collaboration avec Cyrille Dubois, qui en sera l’interprète.

Cyrille est central dans ce projet. Britten est une seconde nature pour lui. C’est avec ce compositeur qu’il est entré dans le monde du chant dès l’âge de huit ans, grâce à la Maîtrise de Caen où il était actif, sous la direction du britannique Robert Weddle. Il a chanté ce répertoire dès son plus jeune âge, et notamment, à douze ans, le rôle de Miles dans The Turn of the screw, pour voix d’enfant. Il y a chez lui une évidence du répertoire anglais, dont il maîtrise les sonorités avec un naturel qui déconcerte les anglophones eux-mêmes. Il porte cette musique en lui, il la chante comme il respire, et il lui importe beaucoup, comme à moi-même, de la faire connaître plus largement.

Quels sont vos liens avec le Capitole ?

J’ai la chance de nourrir depuis longtemps une relation étroite avec cette magnifique maison. Déjà par le fait que je forme un duo avec la flûtiste Sandrine Tilly, soliste au sein de l’Orchestre national du Capitole, un duo qui va bientôt fêter ses trente ans ! Nous avons fait beaucoup de concerts de musique de chambre à Toulouse, une ville que j’adore.

Cyrille Dubois © Philippe Delval

L’autre lien est celui que j’ai la chance d’entretenir avec Christophe Ghristi depuis l’époque de Convergences, que j’évoquais plus haut. Sa fidélité s’est encore manifestée à Toulouse, où nous avons mené des projets musicaux très marquants pour moi, comme le Centenaire Déodat de Séverac, la Pénélope de Fauré, les mélodies de Debussy, etc. La manière dont il articule l’art lyrique et la musique de chambre est exactement ce dont je peux rêver pour une recherche musicale et artistique, comme le prouve à nouveau la concomitance de nos Cantiques et du Viol de Lucrèce. Je suis très heureuse d’être impliquée régulièrement dans cette programmation !

Propos recueillis par Dorian Astor

lundi 24 avril 2023

Auditorium Saint-Pierre-des-cuisine

Les Cantiques de Britten

Concert

Les cinq Cantiques sont l’un des sommets de l’oeuvre de Benjamin Britten. Composés sur une période de 25 ans, tous destinés à son compagnon le ténor Peter Pears, ils forment un ensemble d’une spiritualité bouleversante.