Rendre visible l’invisible

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Rendre visible l’invisible

Entretien avec John Neumeier

En novembre dernier, John Neumeier a passé deux jours à Toulouse pour rencontrer le Ballet du Capitole et choisir la distribution de son Chant de la Terre. Occasion rêvée de rencontrer l’un des plus grands chorégraphes de notre temps et de l’interroger sur le rapport intense qu’il entretient depuis toujours avec la musique de Mahler.

Vous sortez de deux journées de travail avec le Ballet du Capitole. Comment se sont-elles passées ?

Elles ont été très fructueuses. La distribution est un moment important, car il s’agit de trouver l’équilibre dans un ensemble. Le Chant de la Terre réclame une distribution assez conséquente, avec beaucoup de choses très différentes à réaliser. Toute ma conception de la danse tourne autour de l’être humain : comment les individus peuvent être combinés, organisés, orchestrés. Comme le fait un peintre avec sa palette de couleurs. La danse est un art vivant et les ballets se métamorphosent, surtout quand ils ont dormi un certain temps. La dernière reprise à Hambourg date d’il y a trois ans, j’ai donc visionné le film avant de venir à Toulouse ; ici et là, je me suis dit qu’on pouvait modifier des choses. J’espère que, comme artiste, je ne fais pas que vieillir, mais que je gagne aussi en expérience. Je cherche toujours à clarifier, à améliorer ce que j’ai conçu. Surtout, je reste ouvert à ce que m’inspirent de nouveaux artistes.

La musique de Mahler est centrale dans votre carrière. Parlez-nous de votre lien privilégié avec ce compositeur.

Tout a commencé en 1965 : j’étais danseur au Ballet de Stuttgart et Kenneth MacMillan a créé son Chant de la Terre. C’était très impressionnant. C’est à cette occasion que j’ai découvert la profondeur abyssale de cette musique. Cinq ans plus tard, j’ai créé une pièce intitulée Rondo : j’ai choisi différentes musiques, parmi lesquelles un Lied de Mahler. À nouveau sa musique m’a bouleversé. Alors j’ai voulu aller plus loin : en 1974, pour rendre hommage à John Cranko disparu l’année précédente, j’ai chorégraphié le 4e mouvement de la 3e Symphonie. Et puis j’ai créé la symphonie complète, et puis les autres – toutes, sauf les n° 2 et n°8. Je ne pouvais plus me passer de cette musique. Les symphonies de Mahler possèdent une unité organique qui m’a permis de repenser la nature d’une soirée de danse. Au XIXe siècle, les ballets d’action trouvaient leur unité dans une intrigue, comme au théâtre ou à l’opéra. Puis est arrivé Diaghilev, qui a commencé à concocter les spectacles comme des menus, avec une sélection de plusieurs pièces musicales, une pratique qui a beaucoup influencé le ballet contemporain, notamment avec la fameuse forme tripartite du Triple Bill. Je me suis dit qu’on pouvait faire les choses autrement : ni compilation, ni intrigue, mais une vaste dramaturgie purement émotionnelle. Dès que vous mettez un corps sur une scène, il raconte quelque chose, il est tout entier fait d’une étoffe narrative. Mais c’est une histoire qu’on ne peut paraphraser ni traduire. C’est ce que font les symphonies de Mahler, qui pour moi se rapprochent de l’essence de la danse.

En quel sens ?

Mahler part souvent de formes simples et traditionnelles : la valse, le ländler, la marche militaire, etc. pour les développer jusqu’à une dimension cosmique. C’est aussi ce que fait la danse : elle montre, à partir de ce corps que nous partageons tous, des voies et des articulations nouvelles, des mouvements qui nous élèvent vers des régions métaphysiques. La musique de Mahler m’inspire toujours d’abord l’immobilité, puis des mouvements simples, puis une transfiguration progressive vers le sublime.

Le Chant de la Terre développe une extraordinaire matière symphonique, mais ce sont aussi des Lieder : comment les poèmes vous inspirent-ils ?

Il faut savoir que les poèmes chinois originaux du VIIIe siècle sont presque impossibles à traduire : le mot à mot est extrêmement obscur, de l’avis même des sinologues. Mahler s’est appuyé sur une libre traduction allemande de Hans Bethge, d’atmosphère Fin-de-Siècle. Mais je crois que les poèmes jouent un rôle secondaire. Autour de certains passages, certains mots, certaines couleurs de ces textes, s’est cristallisé l’état émotionnel de Mahler, dont on sait la crise profonde qu’il traversait à cette époque. Bien sûr, dans ma phase de recherche, j’ai étudié précisément ces poèmes, mais dans le processus de création, plus rien n’est littéral. L’inspiration naît de fragments qui se sont frayé un chemin vers l’inconscient.

Parmi vos créations mahlériennes, Le Chant de la Terre est venu tard. Vous dites avoir été impressionné par la version de MacMillan : vous a-t-elle inhibé pendant cinquante ans ?

L’inhibition face à ce que je considère comme le chef-d’œuvre de MacMillan a sans doute joué un rôle, oui. Mais aussi face à cette musique, qui réclame de la maturité. J’ai longtemps reculé. Et puis un jour, Brigitte Lefèvre, alors directrice du Ballet de l’Opéra de Paris, m’a demandé une création pour la dernière saison qu’elle programmait. Je ne sais comment ni pourquoi, je me suis dit : Le Chant de la Terre, c’est maintenant. Je me sentais suffisamment affranchi de la version de MacMillan, et toutes les conditions étaient réunies pour que je puisse créer la mienne.

Comment intégrez-vous la présence de l’orchestre et des chanteurs ?

J’ai beaucoup d’admiration pour les musiciens, ils ont leurs propres exigences émotionnelles et corporelles. Je ne sais ni diriger ni chanter, alors je ne cherche pas à les plier à mes directives. J’ai travaillé plus de cinquante ans dans une maison d’opéra : j’ai appris à comprendre les contraintes et même les divergences possibles, par exemple dans le choix du tempo … J’apprends à mes danseurs à écouter, à s’adapter, à respirer avec les musiciens. Au Capitole, Le Chant de la Terre sera donné dans la très belle transcription de Schoenberg pour orchestre de chambre. J’aime cette idée : l’intimité et la transparence en seront renforcées. La collaboration avec les musiciens doit être harmonieuse et confiante. Mon rôle, comme chorégraphe, est de rendre visible des choses invisibles, comme disait le peintre Paul Klee. Ce n’est pas à moi qu’il appartient de les rendre audibles, chaque art a un pouvoir propre de rendre sensible. Dans ce processus, danse et musique opèrent une véritable synesthésie.

Propos recueillis par Dorian Astor


DU 19 au 25 avril 2024

Théâtre du capitole

Le Chant de la Terre

Gustav Mahler / John Neumeier

Entre mélancolie et ivresse, angoisse de la mort et espoir du renouveau, le ballet de Neumeier évoque notre commune humanité avec une infinie poésie. Événement exceptionnel que de voir ce rare chef-d’œuvre confié au Ballet de l’Opéra national du Capitole – et la musique à deux merveilleux solistes et aux musiciens de l’Orchestre – par celui qui est depuis 50 ans le mythique directeur du Ballet de Hambourg.