Une diabolique intensité
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Entretien avec Nicolas Courjal
Le chanteur rennais est l’une de nos plus grandes basses françaises du moment. Habitué des rôles diaboliques (Méphisto dans La Damnation de Faust et le Faust de Gounod, les quatre personnages démoniaques des Contes d’Hoffmann, et dernièrement un Bertram acclamé dans Robert le Diable de Meyerbeer), il abordera son premier Mefistofele sur la scène du Capitole – un rôle imposant qui marque une étape importante dans sa carrière.
En juin, le Mefistofele que nous découvrirons sur la scène du Capitole, le vôtre, sera une prise de rôle. Quelle a été votre première impression en le travaillant ?
Je n’avais jamais travaillé l’opéra de Boito, d’abord parce qu’il n’est pas souvent programmé et surtout parce qu’il me paraissait très imposant : le rôle de Mefistofele est d’une longueur considérable et d’une redoutable difficulté vocale. Les interprètes que j’avais en tête, c’était tout de même Cesare Siepi, Nicolai Ghiaurov ou Samuel Ramey ! Et puis j’ai ouvert la partition, j’ai pensé que c’était possible, et je me suis mis au travail. C’est une musique incroyable, qui ne ressemble à rien d’autre ! L’écriture, d’une étonnante modernité, est complètement différente de celle de ses contemporains. Ce Mefistofele est un ovni, et c’est passionnant !
Comment voyez-vous votre rôle ?
Le personnage dessiné par Boito est beaucoup plus développé que ces équivalents français ; chez Gounod ou Berlioz, il est tout occupé à damner Faust et, le reste du temps, il badine volontiers. Chez Boito, Méphisto parle beaucoup de lui-même, de sa soif de puissance, de sa nature négatrice, il médite sur la vanité de l’existence et il est obsédé par sa lutte contre les forces du Bien (un thème qui fascinait Boito). Il a une noirceur, une violence intérieure impressionnante, tout en étant protéiforme : il peut menacer, séduire, plaisanter, torturer. Ce qui est intéressant avec le personnage du Diable, c’est qu’il est tout ce que l’humain peut être. En termes de jeu d’acteur, c’est formidable. C’est un rôle très intense, parfois brutal, musicalement et psychologiquement. Il faut constamment donner toute son énergie. Cet engagement me fait penser à celui réclamé par Wagner : chaque phrase doit être portée, investie, on ne peut rien escamoter.
Boito était poète. Comment jugez-vous sa langue et son style ?
Je crois pouvoir dire que je suis très familier de l’italien, mais celui de Boito est extrêmement complexe – ce que d’ailleurs des amis italiens m’ont confirmé en le lisant. Déjà comme auteur des livrets d’Otello, de Falstaff de Verdi ou de La Gioconda de Ponchielli, on sent qu’il est beaucoup plus sophistiqué que les autres librettistes de l’époque. Mais dans son propre opéra, il s’en donne à coeur joie ! Le vocabulaire, la syntaxe sont très élaborés, ce qui confère d’ailleurs au langage de Mefistofele, intense comme sa musique, une dimension un peu inhumaine – infernale ! –, qui le rend très intéressant à proférer.
Aviez-vous déjà chanté sur la scène du Capitole ?
Il y a très longtemps, du temps de Nicolas Joel. La première fois, c’était en 2004 : je chantais le Bonze dans Madame Butterfly ; je suis revenu en 2006 avec le comte Lamoral dans Arabella de Strauss. J’avais une petite trentaine d’années ! Revenir aujourd’hui avec un rôle comme celui de Mefistofele, c’est une grande joie, une grande fierté.
Propos recueillis par Dorian Astor
Boito ICONOCLASTE
Créé en 1868 à la Scala par un jeune poète de vingt-six ans issu de l’avant-garde littéraire milanaise – les fameux Scapigliati ou « Échevelés » –, le Mefistofele d’Arrigo Boito fit scandale. Les Italiens restèrent perplexes face à un talent si précoce qui avait l’ambition prématurée, dans un ouvrage de plus de cinq heures adaptant de manière inédite non pas la première, mais bien les deux parties du Faust de Goethe, de mettre en musique une métaphysique du Bien et du Mal, le combat de Dieu et du Diable, le drame de la connaissance et des réflexions esthétiques sur le romantisme et le classicisme, reléguant au second plan l’intrigue amoureuse et l’unité d’action au profit de tableaux fragmentaires, reliés par un art consommé de l’ellipse. Ce que ne savaient pas les Milanais, c’est qu’ils avaient échappé à un diptyque en deux soirées ! Le jeune Italien avait des ambitions wagnériennes d’art total.
Hélas, c’est le fiasco qui fut total. L’intrépide Boito ne voulut pas rester sur cet échec : en 1875, il présente aux Bolonais, plus progressistes, une version abrégée, entièrement remaniée – celle qui est passée à la postérité. Il réduit l’opéra de cinq à quatre actes, allège les méditations philosophiques, développe l’expression des sentiments et confie le rôle de Faust à un ténor, voix sans laquelle il n’est pas de succès à l’opéra. S’il en rabat sur son utopie esthétique, Boito n’en livre pas moins un ouvrage iconoclaste qui, tout en combinant le monumental du grand opéra français, le pathétique du Bel canto italien et une opulence orchestrale toute germanique, invente un langage sans précédent, nerveux, rugueux, ironique. Les masses chorales nous ouvrent les portes du paradis et de l’enfer avec la ferveur solennelle d’un oratorio, tandis que la voix de basse trouve avec Mefistofele l’une des incarnations diaboliques les plus achevées du répertoire.
Arrigo Boito, l’homme d’un seul opéra ? Pas tout à fait ! Mais son Nerone est resté inachevé. À sa mort en 1918, Toscanini fit compléter la partition et créa l’ouvrage en 1924, sans parvenir à l’imposer à la postérité. Mais surtout, l’art lyrique doit à son talent de librettiste des chefs-d’œuvre comme La Gioconda de Ponchielli et Otello et Falstaff, les deux ultimes opéras du vieux Verdi. Tel Méphisto, Boito a offert au compositeur une nouvelle jeunesse : sans lui, ces deux chefs-d’œuvre ne seraient pas tout à fait ce qu’ils sont.
DU 23 juin au 2 juillet
Mefistofele
Arrigo Boito (1842-1918)
Un pacte avec le Diable permettra-t-il à Faust, désabusé de tout, de jouir de l’instant et d’atteindre l’impossible idéal qu’il s’est fixé, au prix du sacrifice d’une jeune fille innocente ?